Bribes

7.11.02

(Metro, 7/11/2002)
Macaques et écureuils

C’est le détail qui ruine la cérémonie. Un petit rien, un geste, peut-être même un malentendu, mais qu’importe ? Alain Juppé et François Hollande ont donc débattu cette semaine, au micro de RTL. Les débats politiques ne nous manquent jamais autant que lorsqu’ils ont disparu des ondes. On saluait l’événement, retour à une forme de civilité sociale où la politique n’est pas seulement affaire d’élections. On se surprenait à écouter sans déplaisir un débat sans surprise mais sans coup bas, sans éclats mais sans faux-fuyants. Mais chassez le naturel.... le Monde nous l’a raconté : aussitôt l’émission achevée, et alors qu’on passait aux petits fours, les deux adversaires se sont soigneusement ignorés. Hollande s’avançait avec un sourire aux lèvres, Juppé lui tourna donc le dos. Qu’on ne les surprenne surtout pas à parler normalement entre eux, au cas où un photographe passerait par hasard, et donnerait à la France de droite l’impression que tout n’est que collusion et compagnie. D’où viennent ces moeurs de macaque, la même hargne qui empêche par ailleurs si souvent, les soirs de défaite, de féliciter l’adversaire gagnant ? Faut-il attendre vingt-sept ans, comme Valery Giscard d’Estaing reconnaissant enfin, dans le documentaire de William Karel sur son septennat, que Mitterrand avait bien “l’étoffe d’un président” ? Quand comprendront-ils qu’une pincée de civilité n’enlèverait rien à leurs considérables mérites ?

Anastasia Kuznetsova dénonce à Moscou un “meurtre prémédité”. Et cette indignation empêche d’affirmer que la Russie de Vladimir Poutine n’a pas le plus grand respect pour la vie. Le New York Times nous éclaire cette semaine à ce sujet : les autorités de Moscou s’inquiètent du fait que les écureuils aient déserté les parcs de la ville. On ne dénombrerait plus que 200 rongeurs du type “Sciurus Vulgaris”, ce qui a été jugé alarmant au point de déclencher un plan méthodique de repeuplement des jardins publics. Le “meurtre prémédité” dont parle Anastasia est celui commis par les corbeaux, dont le nombre a explosé à cause de certaines imperfections municipales dans la collecte des ordures ménagères. Or les corbeaux mangent les jeunes écureuils. On prévoit de lâcher sur les corbeaux des hordes de faucons. On peut donc s’attendre à d’autres meurtres prémédités à plus haut niveau. Et ainsi de suite, peut-être. La Russie de Poutine nous étonnera toujours.

Tout comme d’ailleurs l’Amérique de “W” Bush. Ce qu’il va faire pendant les deux ans à venir aura été massivement encouragé par ce vote du 5 novembre, qui voit les Républicains reprendre triomphalement le contrôle du Congrès, et ridiculiser les Démocrates sur certaines de leurs chasses gardées. On n’a pas l’impression que l’équipe de la Maison Blanche est du genre à faire un usage modéré de ce genre de victoire. Mais qu’il s’agisse de l’Irak ou des impôts, de la politique étrangère ou de la politique économique, on ne pourra pas dire que les Américains n’ont pas été prévenus, et qu’ils n’ont pas approuvé. Tout est là du programme, tout est connu de l’idéologie.

La semaine prochaine, nous parlerons de l’oscabrion et du fox à poils durs.

24.10.02

(Metro, 24/10/2002)
Net et Poitou-Charentes

Il y a dans cette information à la fois de l’inquiétant et du rassurant : neuf des treize ordinateurs qui gèrent le trafic de l’Internet mondial ont été les cibles d’attaques électroniques qui auraient pu mettre tout le réseau en panne. Ces machines, appellées “serveurs centraux”, sont réparties dans toutes les zones géographiques mondiales pour éviter une concentration qui les laisseraient vulnérables à des attaques physiques. En théorie, le Net peut fonctionner avec un seul de ces serveurs en activités. En pratique, si plus de quatre sont hors service, il y aurait de sérieuses fritures sur le réseau. L’attaque de cette semaine n’a duré qu’une heure, son origine est inconnue, et comme on dit en pareil cas, les services compétents poursuivent leur enquête. Aucun des utilisateurs du réseau n’a rien remarqué, parce que les mesures défensives auraient été prises - mais aussi parce que l’attaque n’a pas duré longtemps. D’un coté, la machine a résisté. De l’autre, des petits malins, ou des gros gangsters, ont démontré que le Net reste bien fragile malgré le principe même sur lequel il repose : la décentralisation. Et plus l’usage en devient massif, plus il devient vulnérable aux coups tordus.

Comment chanter dignement le Poitou-Charentes ? Quelle lyre saisira-t-elle la sagacité de ses élus pour composer l’épopée qu’ils méritent ? Les voilà qui débattent ces jours ci de la prise de controle du Futuroscope, vaste entreprise touristique au bord de la faillite dont ses propriétaires actuels (le groupe Amaury) veut se désengager. En Poitou-Charentes, on réinvente ce qu’on appellait il y a vingt ans la nationalisation des pertes, même s’il faut plutôt parler ici de régionalisation - et encore : il faudrait être sûr que le budget de l’Etat n’en sera pas de sa modeste contribution Jean-Pierre Raffarin, dont on sait l’importance qu’il attache aux grands sujets, s’était déplacé pour assister à la délibération du conseil régional. Le Futuroscope vaut bien un voyage. C’est donc chez Raffarin qu’on réinvente la “politique industrielle” - quand le privé échoue, le public vient à la rescousse... Et c’est ainsi que se renforcent les doux effluves de restauration pompidolienne (note à usage des jeunes lecteurs : George Pompidou fut président de la République de 1969 à 1974, date de sa mort. On lui doit notamment l’invention de Jacques Chirac).

Stéphane Courtois récidive, et c’est heureux. Il avait coordonné le monumental et collectif “Livre noir du communisme”, en 1997. Six ans après la chute vraiment finale des démocraties populaires, le minutieux rappel des crimes et des rapines avaient valu à Courtois et à ses co-auteurs les déluges d’insulte des petits nervis de la grande cause. Comme si rien ne s’était en fait vraiment passé de tragique à l’est, juste quelques “erreurs”, comme on disait aux temps glorieux des banlieues rouges. Courtois publie aujourd’hui un complément bienvenu au Livre Noir : “Du passé faisons table rase ! Histoire et mémoire du communisme en Europe”. D’autres pays, d’autres crimes, d’autres tragédies. Chez Robert Laffont, pour 22,95 euros.

La semaine prochaine, nous parlerons des nomothètes et du fox à poils durs.

25.7.02

(Metro, 25/07/2002)
Ministre, bourse et grand écran

Il faut aujourd’hui s’inquiéter pour un ministre, se désoler pour un indice et se détendre en noir et blanc.

Nous vivons dans un pays que rien de grand ne laisse indifférent. Nous aimons nos leaders inspirés. Dominique de Villepin faut partie de ce club des grands habités. Il nous l’avait déjà montré dans un livre aux oracles ténébreux, un grand accès de fièvre qui avait beaucoup plu aux commentateurs les plus exigeants, et aux journalistes qui aiment le Quai d’Orsay. Il était question de gargouilles, de grandes cathédrales, de la grandeur d’un pays et de toutes sortes de choses à faire pour la conserver, sauf à encourir de terribles châtiments. C’était haut et c’était grand, intimidant et vaguement inquiétant. Sans vouloir manquer de respect, on se demandait à propos du ministre ce qu’on se demande ces jours-ci à la vue de certains qui grimpent le Galibier : est-ce seulement l’eau minérale ? L’inquiétude s’est accrue cette semaine. Le Monde nous le racontait, qui n’est pas un journal fantaisiste. Le ministre français des Affaires Etrangères était en déplacement dans un nombre considérable de pays africains. Et le voici qui rend hommage à Félix Houphouët-Boigny : “Les grands hommes ne meurent jamais et les grands hommes africains encore moins”. On dit que les Africains, grands ou moins grands, en sont encore très étonnés.

Usons d’un des deux grands clichés du journalisme de terrain. Ce sera la première fois, mais aussi la dernière. Nous ne citerons pas cette fois ci le chauffeur de taxi “qui m’amène de l’aéroport” (le chauffeur de taxi amène toujours le reporter “de” l’aéroport, il ne l’y ramène jamais). Nous citerons le coiffeur, efficace et discret, qui opère en été. Et qui, installant la serviette : “Ah, la bourse....”. Et face à un silence un peu perplexe : “à 3000, quand même, c’est vraiment bas...”. Que répondre ? C’est le bon sens même. C’est bien bas, effectivement. Mais comment arriver à parler de la bourse comme de la meteo ? Il y a là une habitude à prendre, puisque les Jean-Pierre Gaillard sont aussi influents que les Laurent Cabrol. Parlons donc de la bourse sur un ton badin, apprenons à en faire un objet de conversation courante. Ecoutons aussi les paysans du coin, qui sur le sujet, seront rarement plus ridicules que les experts les plus professionnels.

L’été est la saison des bonnes résolutions. Certains se mettent au sport, d’autres renoncent aux viandes en sauce. A l’heure des DVD et des chaînes thématiques, on conseillera aux cinéphiles de s’abandonner sans retenue à une pratique hygiénique, qui fera beaucoup pour leur forme de rentrée. Les reprises envahissent les écrans. Et sans aller évoquer la grande ombre de Serge Daney, une vérité simple terrasse celui qui va en salle revoir Laura ou La Poursuite Infernale, Certains l’aiment chaud ou Top Hat. C’est que le cinéma n’a pas été inventé pour la télévision, et que c’est seulement devant ce grand écran dans le noir qu’on éprouve les plus grands chocs. Enfonçons joyeusement cette porte ouverte, mais allons y voir, au cinéma, pour se rendre compte que la porte était ouverte.

La semaine prochaine, puisque les temps l’exigent, nous parlerons de la mangouste.

18.7.02

(Metro, 18/07/2002)
Vol, justice et best sellers.

Encourageons partout la justice, dénonçons le vol, saluons les best-sellers

La nouvelle vient de Peoria (Arizona). Liz (appellons la Liz, car elle reste anonyme) avait de bien mauvaises notes. Un professeur scrupuleux envisageait de la recaler à ce qui, là bas, tient lieu de bac. Mais les parents qui attaquèrent. En justice, car pourquoi se priver. Menaçant de faire procès sur la manière de noter du professeur. La direction du lycée capitula. C’est parait-il la nouvelle mode judiciaire américaine. Procès aux profs pour mauvaises notes. Car il faut que des responsables soient désignés aux échecs des bambins. On aimerait pousser plus loin la tendance. Tant il est vrai que des chatiments se perdent. Osons nommer les coupables, exigeons réparations. Car ils sont nombreux, qui ont raisons de se plaindre. Le cadre dont la carrière patine devrait attaquer plus souvent son directeur, dont le système d’évaluation n’est pas au point. Jean-Marie Messier, à y bien réfléchir, a-t-il été bien noté par son conseil d’administration ? Quant à l’électeur floué.... L’esprit s’égare en de telles réflexions. En avril dernier une candidate, dans mon quartier, promettait sur ses affiches “un monde plus fraternel”... Elle ne disait pas quand, ni à quelle heure. Elle fut battue, et ne doit pas le regretter. Imaginons les procès, si le monde avait été finalement moins fraternel que prévu.

Enfin des mesures, enfin des armes, enfin des crédits, enfin du poing sur la table et des coups de menton. On n’avait que trop attendu : voilà qu’on s’attaque à cette insécurité qui nous ronge. Louons Raffarin, félicitons Sarkozy et saluons Perben. On sent que les banlieues n’ont qu’à bien se tenir, et qu’au pire, on pourra toujours mettre quelques enfants en prison. La peine est exemplaire, faut-il le répéter... Ailleurs, pendant ce temps, des dizaines milliards se sont envolés, parce que la bourse, comme on sait, monte et baisse. Mais certains milliards n’ont pas été perdus pour tout le monde. Alan Greenspan, à New York, vient de dénoncer “la cupidité contagieuse” qui s’était emparée des plus grands chefs d’entreprise, cause de la crise de confiance dans les vertus du capitalisme. Ce fut sans doute pire en France. Combien de patrons, combien de capitaines (d’industrie) qui passaient tout leur temps à gérer leur pactole... Entendons l’objection : les cités, dans tout ça ? Aucun rapport. Ne confondons pas vol et vol.

Une terrible découverte se cache en page 101 du Point. Il faut bien la chercher. Sur la liste des best-sellers (pardon, des “meilleures ventes”) de livres, en 19ème place et en progression : le “Projet de paix perpétuelle” d’Emmanuel Kant. Mais le pire est à venir. En remontant la liste, vers le haut. John Irving, Fred Vargas, Paul Auster et bien sûr Christian Gailly, qui a passé Un soir au club et qui nous donne l’envie de le passer avec lui. Si les vrais écrivains désormais accèdent aux best-sellers, on ne répond plus de rien. On avait eu la puce à l’oreille, plus tôt dans la saison, avec le succès du parfait Imparfait du présent, de Finkielkraut. Mais d’un coup on s’inquiète : si les bons livres se vendent, que vont devenir les autres ?

La semaine prochaine, puisque les temps l’exigent, nous parlerons de la mangouste.

4.7.02

(Metro, 3/07/2002)
Bas les masques

L’épilogue est peut-être à la mesure d’une époque dont le sordide choisit depuis quelques années d’avancer à l’ombre des grands sentiments. Dans ces dernières heures où se négocient un peu honteusement des indemnités en millions (d’euros), des “garanties” judiciaires en cas de poursuites ultérieures et probables, et même, puisqu’on s’est bien enfoncé jusqu’au bout dans l’économie-casino, des remises de dette, certains trouveront que Jean-Marie Messier “fait une fin” décidément en tout point conforme à l’esprit des années fric. Un grand bac d’eau glacée est brutalement jeté sur les grands discours, les visions stratégiques et les postures morales : l’homme qui prétendait rêver ne rêvait donc que d’argent ?

On joue donc, ces jours-ci, bas les masques : tout n’était qu’affaire de spéculation et de stock-options ? Les scandales à répétition qui, d’Enron à Worldcom, ébranlent Wall Street et à sa suite les bourses du monde, trouvent bien là leur déclinaison française. Comme souvent en France, il a fallu qu’en plus, celui qui incarnera un jour - c’est peut être en partie injuste, mais c’est inévitable - les tares de l’époque, ait été aussi celui qui voulait donner des leçons au monde. De morale, de social, de finance et d’industrie. Nous vivons en des lieux où l’esprit de lucre ne se suffit plus à lui même, où il a besoin de se justifier, d’être toujours soutenu et masqué par une rationalisation supérieure.

Il faudra un jour revenir autant sur les erreurs, les égarements, les jongleries et peut être les folies d’un homme, que sur le pays qui resta si longtemps béat devant le montreur d’ours. On pourra alors se demander pourquoi n’ont pas joué le scepticisme, les contre-pouvoirs, la vigilance qui s’imposaient vis à vis d’un groupe aux près de 400 000 salariés. Messier est en partie le produit de notre système. Quelques leçons devraient être tirées de cet état de fait. Il n’est pas sûr que ce sera le cas.

J’ai manqué de temps, s’excuse en substance J2M (ou 4, ou 6, on a perdu le compte) dans son interview au Figaro d’hier. On peut retourner le raisonnement : dans quel état aurait-il laissé le groupe si on lui avait laissé plus de temps, si les actionnaires nord-américains n’avaient pas donné le coup de bélier final, si les lâchetés chafouines de ses administrateurs français lui avaient laissé deux ou trois mois de plus (et pourquoi pas “quinze ans”, comme il le suggéra aux analystes, dans une forme de bouffée délirante, il y a encore quelques jours) ? A l’heure où nous écrivons, il n’est toutefois pas certain qu’un autre scandale ne s’ajoutera pas à la débâcle financière constatée autour de Vivendi Universal : celui qui verrait l’homme qui a apauvri quelques millions d’actionnaires, celui-là même qui, dans son livre, jugeait immoraux les “parachutes dorés” et jurait qu’il n’en demanderait jamais, quitter benoîtement ses fonctions lesté de 12 millions d’euros. Sans vouloir heurter les âmes sensibles, on rappellera simplement que dans la seule journée d’hier, les actionnaires de Vivendi Universal ont perdu plus de 6 milliards d’euros.

28.6.02

(Metro, 27:06/2002)
Amis, mystère et substituts

Nous chanterons aujourd’hui le grand courage du capitalisme français, la soudaine disparition du gouvernement du même nom, et l’admirable dignité de nos commentateurs sportifs.

Jean-Marie Messier, qui a ramené le cours de l’action Vivendi à un niveau inféreiur à celui de la Générale des Eaux quand il en devint président, est donc forcé par son conseil d’administration de boire jusqu’à la lie le calice du démantellement progressif de l’entreprise qu’il a voulu construire. Mais nous insisterons aujourd’hui sur le stimulant spectacle que donnent autour de lui ceux qui l’avaient parrainé, ou encouragé : Marc Vienot, ancien PDG de la Société Générale (la banque qui est aussi, à la suite de plusieurs années complaisantes, un des principaux créanciers de Vivendi), a charitablement confié au Financial Times que Messier avait perdu sa “crédibilité” sur les marchés. Et Bernard Arnault, qui avait toujours soutenu et encouragé le PDG en difficulté, le lâche à la veille d’un conseil d’administration décisif : avec de tels amis, pourquoi Messier se serait-il embarrassé d’ennemis ? Quelle que soit la nature des animaux qui quittent en ce moment le navire, et quels que soient leurs motifs, on n’est pas plus rassuré par ceux qui partent que par celui qui reste.

Mais où est donc passé Jean-Pierre Raffarin ? Une rumeur insistante le veut pourtant premier ministre. Mais depuis sa propre conquête d’une chambre introuvable, voilà qu’il ne prend plus le métro, voilà que Nicolas Sarkozy (que la même rumeur veut à tout prix voir ministre de l’Intérieur) a perdu sa boussole et sa carte des banlieues. Les ministres se font même rares sur les plateaux de télévision, ce qui tout de même étonne. Sommeil pour les réformes, repos pour les “chantiers”. Vacances prématurées, ou 35 heures étendues à l’exécutif ? A moins que les quelques semaines qui avaient séparé la présidentielle des législatives ne leur aient suffi pour enrayer les angoissants problèmes qui déchiraient notre pays sous la gauche plurielle. On est surpris par cette efficacité. Ce n’est plus la modestie que jouent les Raffarin boys, c’est carrément la disparition.

La finale du mundial va donc se jouer sans Français. Car la triste élimination de la Corée du Sud (face à l’Allemagne, en plus, bande de Schumacher....) a définitivement enterré les espoirs tricolores. Depuis la piteuse élimination de la plus prestigieuse équipe de pigistes de luxe multicartes qui aient jamais joué au football (billets pour SFR, reportages pour TPS, analyses pour télévisions, journaux ou magazines...), on sentait nos commentateurs en manque de national, en quête de substituts. Le Sénégal a servi un temps d’équipe de France de secours (ils étaient un peu français, puisqu’ils jouent tous en France). La Corée du Sud prit ensuite le relais (c’est une équipe un peu comme la France de 1998, puisqu’elle joue à domicile et que personne ne lui donne une chance...). Que reste-t-il de nos nostalgies ? De l’Allemagne et du Brésil, et même de la Turquie. C’est aujourd’hui que le tricolore se met vraiment en berne.

La semaine prochaine, puisque les temps l’exigent, nous parlerons de la mangouste.

7.6.02

(Meetro, 6/06/2002)
Eminem encore

“Peu importe le nombre de poissons dans la mer, elle serait bien vide sans moi”, se vante Eminem dans l’album qui vient d’envahir les bacs, The Eminem Show. Difficile de réfuter cette affirmation frimeuse qui est d’ailleurs au parfait diapason d’un disque où le rapper blanc de Detroit peaufine sa construction en personnage - au sens de héros de bande dessinée, qu’on voit bien en figure principale d’éventuel “comics”. Et puisqu’il manie aussi sans complexe l’analogie à un autre moment de l’album, on pourra se demander si l’industrie de la musique n’est pas en train d’assister à la naissance d’une forme de nouvel Elvis, un de ceux qui, toujours pour emprunter au disque, “utilise la musique noire de manière aussi éhontée, juste pour devenir riche”. On entend la provoc, mais on entend aussi, sur cet album, ce que peut avoir de fécond, et même d’original, ce pillage esthétique qui bénéficie de l’active complicité des victimes (Dr Dre, comme avant, est toujours la figure tutélaire d’Eminem).

Les analogies avec Elvis ne s’arrêtent pas là dans cette construction d’un personnage de BD. On peut citer, aujourd’hui comme il y a quarante ans, les effets d’une musique qui incarne en partie le mal-être “petit blanc”, inquiète les parents en fascinant les ados, électrise les ligues de vertu du monde entier, déchaine les foudres des éternels défenseurs des bonnes moeurs. Il est vrai que l’expression s’est singulièrement radicalisée : dans les années cinquante et soixante, la violence atteignait son paroxysme dans les bagarres de rue. On est passé au viol et au meurtre. Mais comme toujours, dans un style où l’expression (d’une réalité) confine à l’exorcisme.

On ne serait pas surpris que la progressive caricaturisation du personnage Eminem se décline sur tous les terrains disponibles du merchandising savant. On sait qu’un film est déjà en préparation, basé sur la vie du rapper - qui a déjà exprimé, dans ses albums précédents, la violente rage que déchainent chez lui sa mère et son ancienne femme, le violent amour que lui inspire sa fille. Elvis, lui, était aussi un personnage de BD dans les bluettes bien pensantes qu’Hollywood lui fit tourner (quel cinéphile dévoué chantera enfin un jour les mérites sous-estimés de Sous le soleil bleu d’Hawaï, ou de l’Idole d’Acapulco ?). Eminem, en un mot, est déjà une “marque” qu’on ne s’étonnerait pas de voir prochainement “décliner”, comme ils disent, en dessin animé, ou même en figurine (pas forcément plus débile que celle de GI Joe), et bien sûr, si ce n’est déjà fait, en ligne de prêt à porter “streetwear”.
Une anectote en passant, et qui n’a rien à voir : Eminem est aussi celui qui pourrait contribuer à tirer Jean-Marie Messier de la mauvaise passe dans laquelle il s’est enfoncé : du succès de l’album (prévu massif, mais le marché a de ces surprises...) dépend une large part du résultat d’Universal Music cette année. Tout comme les finances d’Universal Studios dépendent de l’impact du film, où Kim Basinger interprète la mère haïe d’Eminem. Le destin de J2M est en partie liée à un chanteur dont on suppose qu’il interdit l’écoute à ses enfants - tout en visant le marché de leurs copains. L’industrie de l’ “entertainment” est parfois paradoxale.